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La chouette vagabonde

Lire, manger, se promener, découvrir... des coups de gueule, voyages, passions, lectures... ou les derniers hôtels dans lesquels je me suis arrêtée; parfois, des recettes de plats régionaux, une fleur qui vient d'éclore ou le presque silence d'un matin qui se lève sur la ville...

La petite fille et les wagons

Publié le 3 Mai 2019 par Claudine Bel in Gaume, Train, Anecdotes

Athus. 1980. BB63.000 SNCF et 5303 SNCB. Faisceau D. © Photo Jacques Quoitin.

 

Avez-vous été enfant ? Moi, oui ! Avez-vous été toujours obéissant ? Moi, non ! Je l’avoue… pas toujours !

J’ai été, je crois, bien élevée. Des parents m’ayant eu « sur le tard », à 42 ans ; un grand frère de dix ans mon aîné ; papa militaire de carrière ; maman, au foyer.

J’ai été élevée dans le respect des règles édictées : «Les règles existent pour que la vie en société soit possible ; si elles ne sont pas respectées, c’est l’anarchie. Donc, tu respectes les règles. Si une règle ne te convient pas, que tu penses qu’elle devrait être supprimée ou adaptée, tu mets tout ce qui est en ton pouvoir pour la faire changer. Mais en attendant, tant que cette règle existe, tu la respectes.». Ainsi parlait mon papa.

J’ai été élevée par un papa qui m’a appris les capacités physiques de mon corps, tout ce que je pouvais faire avec ce corps sans me mettre en danger : sport, souplesse, rapidité, force… et réflexion. Je pouvais donc faire le singe sur des cordes, sauter les volées d’escaliers, nager deux kilomètres sans fatigue, grimper sur des sentiers escarpés ou au sommet des arbres, sans aucune peur.

Par mon papa, j’ai appris ce que mon corps et ma tête pouvaient gérer pour moi.

Ma maman était une femme charmante, bonne mère au foyer, nous cousant nos vêtements, tricotant nos pulls pour l’hiver, s’arrangeant pour qu’il y ait toujours deux légumes à table, un que nous aimions et l’autre pas, mais de ce dernier nous devions toujours manger une cuillerée « car les goûts évoluent, et un jour, tu verras, tu aimeras.». Maman n’était pas sportive pour un sou mais elle faisait confiance à papa, enfin presque pour tout. Pour ce qui est des jongleries qu’il nous apprenait ou nous laissait faire, je sentais bien, moi, qu’elle avait peur. Peur que nous nous fassions mal, peur que nous rations, peur que… Même si elle ne disait rien, je sentais ses ondes, je sentais son stress.

Par ma maman, j’ai appris à gérer mes limites pour elle, pour les autres, tous ceux qui me sont chers.

Petite fille heureuse, épanouie, dans une famille aimante, avec des consignes simples et une confiance réciproque. Que rêver de plus ?

Vous connaissez l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin ?...

« M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d'aubépines. C'est là qu'il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l'attacha à un pieu au plus bel endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait très heureuse et broutait l'herbe de si bon cœur que M. Seguin était ravi.

- Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s'ennuiera pas chez moi !

M. Seguin se trompait, sa chèvre s'ennuya.

Un jour, elle se dit en regardant la montagne :

- Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou... C'est bon pour l'âne ou pour le bœuf de brouter dans un clos !... Les chèvres, il leur faut du large. »

La petite fille heureuse, épanouie, dans une famille aimante, avec des consignes simples et une confiance réciproque rêvait « d’aller dans la montagne »… Point de montagne, cependant, là où elle habitait, mais des champs et des prés, un bois, des rivières et des ruisseaux, un tunnel sous les voies du chemin de fer, un long tunnel, étroit et sombre, qui longeait une des rivières canalisée sous ces voies et dans laquelle, parfois, on voyait des rats musqués nager. Bizarrement, ce long tunnel, on l’appelait « le pont noir ». C’est par là que les gosses passaient pour aller d’un quartier à l’autre. Pas tous les gosses, seulement les plus audacieux, les moins froussards. Les autres, ils prenaient les rues principales, ce qui rallongeait leur chemin de quelques kilomètres. La petite fille heureuse, elle, ce pont noir, avec ses lampes cassées et ses rats nageant, elle n’en avait pas peur, enfin, presque pas. Car il faut bien avouer qu’elle sentait tout de même son cœur battre plus vite et plus fort dans sa poitrine. Alors parfois, elle chantait tout en marchant, et les murs du tunnel lui renvoyaient sa voix.

Mais c’est en haut, à l’extérieur, qu’un jour elle découvrit « sa montagne »…

Les voies étaient nombreuses, très nombreuses. Elles s’étendaient à perte de vue d’enfant. Ici un wagon, là-bas cinq ou six. Plus loin encore, d’autres. De temps en temps, un grincement prolongé accompagné du bruit d’un gros moteur diesel puis un « boum », et de nouveau un grincement. Des « clac » aussi. Puis le silence ou encore des grincements, un peu stridents parfois. On les voyait subitement surgir de nulle part, avancer, en file indienne, comme poussés par un fantôme ou une machine invisible. Lentement, ils roulaient, par trois ou quatre, tout droit, sans dévier de leur course. Ils roulaient puis parfois bifurquaient, l’un après l’autre, l’un attaché à l’autre, serpent de fer sans tête ni queue, lourd, souvent rouillé. Au gré des aiguillages commandés à distance, les wagons allaient rejoindre d’autres wagons déjà assemblés, prêts pour leur service. C’était fascinant. Les voir ainsi conduits par un doigt sur un bouton quelque part dans un bâtiment invisible était comme irréel, une fiction. Ces aiguillages qui changeaient de position « tout seuls »… Tout était magique ! Pas un humain à l’horizon, pas un adulte pour rappeler les limites, pas un ouvrier pour dire les dangers… C’était comme une île mystérieuse sur laquelle nous, les pirates, les gosses du quartier, nous avions débarqué. Une île à découvrir, avec ses gros monstres de fer jaunes, et verts, et rouges, rouillés. Avec ses monstres de fer grinçant en se déplaçant péniblement sur leur long chemin ferré…

Nous repérions les aiguillages qui changeaient de position, voyions les wagons arriver vers l’aiguillage, et nous nous envolions comme des étourneaux effrayés par le coup de canon tiré pour protéger les cerises d’un appétit vorace. Puis nous revenions, comme les étourneaux… Et comme les étourneaux, nous poussions de grands cris, pour effrayer les monstres de fer rouillé, et pour nous donner du courage.

Jamais mes parents n’ont su que la petite fille heureuse, épanouie… s’était aventurée au-delà de la limite fixée. Toujours, cependant, elle a pensé à eux, à ce que son papa lui avait appris d’elle et du monde, et à ces peurs qui étreignaient le ventre de sa maman. Pour eux, pour elle-même, elle a été raisonnable, en se fixant ses propres limites, loin des serpents les plus grands, les plus longs, et qui auraient pu lui cacher l’arrivée d’autres serpents.

C’était il y a près de cinquante ans, dans une gare de formation...

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