Il y a quelques jours, le couperet est tombé : s'en est fini de mon département, on va le détricoter.
"J'ai reçu le feu vert pour mettre en place ma vision. J'ai comme consigne le moins d'impact social possible."
Ah, il avait l'air bien dans sa peau, mon boss, quand il m'a appelée dans son bureau pour me dire cela. Mon boss, c'est la caricature des boss, ceux que je n'aime pas, ceux qui n'y connaissent
rien et qui sont juste là pour faire le ménage et se faire une ligne de plus dans leur CV agrémenté de photos de mains serrées et de sourires commerciaux. Mon boss, c'est le léger bronzage
permanent, car en été il faut surfer, en hiver faire du ski, et entre les deux aller sur le green. Mon boss, c'est quelqu'un sorti de nulle part et qui s'est fait lui-même, avec ses relations
surtout politiques, avouons-le. Mon boss, c'est le chef de la restructuration. Manager de crise, on appelle ça. Mais quelle crise ? Tout tournait très bien avant son arrivée : les gens
souriaient, se parlaient, travaillaient ensemble, allaient manger un bout à midi ensemble de temps en temps. On s'offrait un morceau de gâteau sans raison, et aussi des bonbons aux anniversaires
ou des dragées pour les naissances. On savait qui avait une maman malade ou un enfant en difficultés scolaires. On se donnait un coup de main, même quand on était soi-même débordé, parce qu'on
savait très bien où étaient les priorités. Mais était-ce bien rentable, tout cela ? Etait-ce bien utile ?
- Tu comprends, me dit-il, vous traitez une matière qui est régionalisée et qu'on ne doit donc plus traiter au niveau fédéral...
- Mais enfin, c'est ridicule ! lui dis-je. Cette matière, elle est régionalisée depuis plus de 20 ans. Et à cette époque, on a créé, justement, notre département, pour aider les pouvoirs locaux
dans leur mission. Depuis cette époque, on est passé de 4 à plus de 12 personnes. On travaille à 117 %, tant les questions sont nombreuses et l'intérêt évident. On est l'expertise, et vous allez
la morceler.
Pourtant, on en a fait des beaux tableaux, des graphiques, objectivement, en y mettant des smileys souriant ou pas selon qu'on estimait avec sincérité que telle ou telle mission pouvait être
développée ou au contraire réduite, voire abandonnée. On en a fait, des présentations powerpoint présentant nos "clients", nos objectifs, nos forces et nos faiblesses. On a même été cités en
exemple pour les autres départements. Puis ON a rangé tout cela dans le fond d'un tiroir et ON l'a oublié pour revenir à LA MISSION, celle confiée par ce politique verreux, séparatiste,
incapable, qui a déjà en d'autres lieux et d'autres temps montré toute son arrogance et ses erreurs de gouvernance. Mais qu'importe ? Il faut arriver là où il faut arriver : supprimer une équipe
qui gagne, au profit des amis, ceux qu'on a déjà promus, ceux qui sont de si bons petits soldats.
Eh bien NON ! Je me refuse à le faire, ce choix qu'on m'impose, ce choix par lequel je dois dire qui est capable ou non, qui pourrait se retrouver ici ou là, qui devrait être remercié (« Tu comprends, le budget ne permet pas...). Le budget ? Quel budget ? Celui qu'on pique au fédéral pour mener des campagnes en Flandre et reprocher ensuite à la Wallonie d'être le mauvais élève de la classe ? Quel budget ? Celui dans lequel il y a 20 ans il y avait place pour 4 personnes au sein de mon équipe et qu'aujourd'hui on affecte seulement à de la communication (orientée – voir ci-dessus) ou à des recherches menées par des jeunes gens fraichement sortis de l'école et que l'on affuble du nom pompeux de « chercheurs » ? C'est ça, l'expertise ? C'est ça qui est censé donner les bons conseils au commun des mortels ?
Non, et re-non ! Je ne choisirai pas. Et non ! Je ne resterai pas silencieuse, même si ON me l'a demandé. Je parle, j'informe, je demande des avis, j'échange les idées, je demande de l'aide, je conseille, je réfléchis... comme toujours, en collègialité . Car c'est ainsi que j'ai toujours fonctionné, c'est ainsi que j'ai toujours gagné, c'est ainsi que je continuerai toujours de faire, car c'est la seule recette qui réussisse. C'est cette recette qui m'a menée au poste de capitaine d'une équipe sportive; c'est cette recette qui m'a menée au poste de représentant des étudiants au conseil d'administration de mon école; c'est cette recette qui m'a permis d'avoir mon propre bureau avec des gens qui travaillaient non pas pour moi mais avec moi. C'est cette recette qui a fait qu'un jour j'ai été bombardée au poste que j'occupe aujourd'hui. Je n'ai jamais rien demandé. On m'a toujours désignée. Pour faire les choses convenablement, il faut croire en elles. Et je crois. Je crois en la valeur des gens, en leur potentiel, en leurs faiblesses qu'on peut convertir en forces. A condition d'être à leur écoute, attentive à leurs non-dits, sensible à certains regards, certaines attitudes. Respecter les différences, stimuler les collaborations, complèter les particularités en les unissant.
Monsieur mon Boss, j'ai envie de te dire « tu ». Pas par copinerie : tu ne le mérites pas. Par condescendance. Toi qui es là sur ton perchoir, au volant de ta grosse voiture, accroché à ta blackberry, toi pour qui le paraître prime sur l'être, je te méprise et te plains. Certes, tu es et resteras plus riche que moi. Mais riche uniquement de choses superficielles qui ne me manqueront jamais. Je sais, moi, que si un jour je dois me présenter devant Quelqu'un et Lui rendre des comptes, je sais que même si, aujourd'hui, je ne crois pas en Son existence, je sais que je n'aurai aucune crainte et que je pourrai Le regarder droit dans les yeux. Mon âme est sereine. Jusqu'au bout, je me battrai, pour moi un peu, mais aussi et surtout pour tous ceux qui ont aidé à me construire, qui ont cru en moi, qui se sont battu pour les mêmes idées que moi : pour mes collègues.