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La chouette vagabonde

Lire, manger, se promener, découvrir... des coups de gueule, voyages, passions, lectures... ou les derniers hôtels dans lesquels je me suis arrêtée; parfois, des recettes de plats régionaux, une fleur qui vient d'éclore ou le presque silence d'un matin qui se lève sur la ville...

Lettre à Monsieur Schmitt

Publié le 24 Décembre 2013 par Claudine Bel in Juste quelques mots

 

Liège, le 16 mai 2013

 

Monsieur Schmitt,

Cher Eric-Emmanuel,

 

 

Je vous écris ce soir; pourtant, il y a déjà longtemps que je pense à le faire. Mais vous savez ce que c'est : les courants de la vie, les obligations des journées de travail, la lassitude ou la paresse, les « je le ferai demain »... tant de grains de sable qui se mettent dans les rouages des bonnes résolutions. Puis arrivent les derniers instants, ceux qui vous séparent de la date fatidique, cette date qui, a priori, n'est guère différente de celle du jour qui précède ni de celle du jour qui suivra. Alors vous vous en voulez. Vous vous en voulez d'avoir fait passer avant le principal toutes ces futilités que sont les rendez-vous professionnels, les plannings longuement réfléchis, modifiés, adaptés. Vous revoyez les budgets qui, de toute façon, sont rarement respectés. Vous vous souvenez des sourires de clients satisfaits mais aussi des réponses que vous avez oublié d'apporter à certaines questions posées, oublis involontaires, lâcheté, ignorance aussi parfois. Vous pensez encore à toutes ces satisfactions qui gonflent votre ego quand un mot de félicitation, un merci appuyé, une poignée de main ferme vous rassurent sur votre valeur...

 

Oui mais... Demain, le Jour est là, SON Jour !

 

Je vis avec Odette Tout-le-Monde.

 

Mon Odette à moi ne s'appelle pas Odette et n'est pas Tout-le-Monde. Mon Odette à moi porte un prénom qui lui va à ravir : Bernard. Bernard, fort comme un ours... Vous avez déjà vu, j'en suis certaine, de superbes photos d'un ours brun aux griffes énormes, à la taille gigantesque, à la gueule grande ouverte, ce genre de bestiole qu'on préfère regarder sur un beau papier glacé, dans une revue scientifique ou sur un écran de télévision plutôt que de la croiser à l'orée d'un bois. Mais vous avez aussi certainement connu le bonheur d'avoir dans les bras, au moment d'un chagrin profond, inconsolable, enfantin, une de ces reproductions adorables en peluche que les petits de votre génération, de la mienne aussi, trainaient partout avec eux jusqu'à la vider de la paille qui gonflait son ventre, lui faire perdre ses yeux de verre ou lui raper le nez à force de l'embrasser ou de le sucer. Eh bien, mon Odette à moi, mon ours mal lèché, si doux et tendre, si grognon et effrayant, si fort et sensible, qui dévore les livres comme d'autres le saumon, qui brode des rêves de monde meilleur dans des codes informatiques que j'ai du mal à comprendre, mon Odette à moi est né il y aura demain... cinquante ans.

 

Il pourrait vous répondre que oui, son chat l'aime; mais jamais, je crois, il ne dira avoir été une oeuvre d'art. Pour tenter d'oublier que tant de crétins vivent, c'est avec un bonheur certain qu'il écoute Mozart. Et Oscar, ce n'est pas à Los Angeles qu'il l'a croisé, mais dans un de ces livres qui plus d'une fois ont fait monter dans ses yeux l'eau que pourtant il ne boit pas. Il a vu cette vieille dame en rose, a entendu la sagesse d'Ibrahim, a suivi les deux messieurs de Bruxelles jusqu'à se demander si finalement les anges existent, ce que dit le Coran, quelle est la part de l'autre.

 

Il a vibré, s'est révolté, a crié et pleuré, a ri aussi. Il vous a même écrit, un jour, vous remerciant d'être, comme un sinistre individu qui n'avait rien compris avait osé le dire « un écrivain de gare ». Il vous a remercié d'avoir pris le train si souvent avec lui, d'avoir comblé avec tant de bonheur et d'émotions ces instants que l'on pense perdus. Mais surtout, il a rêvé. Il a rêvé d'un jour pouvoir vous rencontrer.

 

Vous avez, je suppose, je crois, je suis certaine, une vie tellement remplie, que j'imagine aisément qu'il ne reste plus un instant de vide. Votre agenda doit faire horreur à voir. Mais je l'espère rempli d'instants qui vous font plaisir, vous enrichissent d'expériences nouvelles, de moments qui vous mettent dans les yeux des étoiles de bonheur et ce petit air de malice qui vous va si bien. Pourtant, j'aimerais, dans cet agenda tellement rempli, y ajouter une petite ligne, un rendez-vous avec un ours, un rendez-vous avec mon Odette à moi qui rêve de rencontrer un jour l'auteur qui lui a tant donné de bonheur.

 

Alors voilà. J'ai pris mon audace par la main, ai rangé aux oubliettes mes appréhensions, me suis dit que « qui ne risque rien n'a rien » et je suis là à vous écrire.

 

J'aimerais parce que je sais qu'il adorerait, j'aimerais parce que je crois que vous apprécieriez, j'aimerais que vous puissiez vous rencontrer. Votre moment serait le nôtre, enfin le vôtre à tous les deux. Où que ce soit ce serait bien, pourvu que ce ne soit pas à Tombouctou ou au sommet de l'Everest car je ne sais pas si nous pourrions obtenir les jours de congés nécessaires pour de telles randonnées. Je suggérerais plutôt un bon petit repas à la maison, à la fortune du pot, chez nous à Liège (rue des Moulins, 33... au cas où cette solution vous agréerait) ou le temps d'un verre pris ensemble dans un de ces nombreux estaminets de notre chère capitale où nous travaillons chaque jour et restons certains soirs pour nous éviter les trajets (et là, bien sûr, je vous laisserais le choix de l'endroit, à moins que vous préfériez que je tente de vous faire découvrir un endroit que vous ne connaissez pas encore, car j'ai vécu près de trente ans dans cette ville merveilleuse qu'est Bruxelles).

 

Vous en avez sans doute à revendre, des demandes comme la mienne, des centaines, voire plus. Mais Odette, ne rêvait-elle pas aussi?...

 

Demain, je vais inviter mon Odette à moi au restaurant, à Bruxelles. Ce sera sympathique, certainement, agréable aussi, je suppose, et bon, j'espère. Mais ce n'est pas un rêve. Or, les rêves permettent à l'homme de Vivre, et quel bonheur quand ils se réalisent ! Demain, je remettrai à Bernard copie de cette lettre que je suis en train de vous écrire, et j'ajouterai ainsi à son rêve un chapitre nouveau. J'ai eu un jour l'immense bonheur de rencontrer René Barjavel. A chaque fois que j'y pense, un souffle d'air chaud m'emplit le coeur et l'esprit. Je rêve de pouvoir donner à Bernard ce plaisir. Pouvez-vous m'aider ?

 

Espérant ne pas vous avoir contrarié ou donné l'impression de perdre votre temps, espérant surtout, égoïstement mais aussi avec stress, je l'avoue, une réponse de votre part, fût-elle négative, je vous souhaite maintenant une agréable fin de soirée et une douce nuit.

 

Bien à vous,

 

 

Lettre à Monsieur Schmitt
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